mardi 20 août 2019

Milon de Crotone, le fort idéal

Par Robert Maggiori

A travers le portrait de l’athlète herculéen de la Grèce antique, vainqueur de sept olympiades, 
Jean-Manuel Roubineau décrit la naissance du sport.

 Coupe attique, peinture attribuée à Euergides. Photo Josse. Leemage

On dit qu’il aurait transporté un taureau sur ses épaules, puis l’aurait déposé sur l’autel, découpé et mangé tout en entier. La statue en bronze sculptée en son honneur par Daméas, il se serait chargé de la porter lui-même, sur son dos, jusqu’au sanctuaire de l’Altis. On raconte même qu’il aurait sauvé de l’effondrement l’édifice où se réunissaient les Pythagoriciens, en remplaçant par son corps la colonne de soutènement qu’un séisme avait ébranlée. Et on peut le croire, car ce géant était l’«autre Hercule». Il avait une telle force dans les mains que, s’il pliait son petit doigt, nul n’arrivait jamais à le redresser, et était capable de briser une cordelette en cuir qui ceignait son front juste en gonflant ses veines.

En réalité, de Milon de Crotone, on ne sait presque rien de certain : le nombre de documents fiables qui sont parvenus jusqu’à nous sont aussi rares ou lacunaires que sont nombreux et emphatiques ceux qui rapportent ses exploits de lutteur et de «terrible mangeur» - transmis par l’historiographie, les arts, la littérature (Rabelais, Shakespeare, Dumas, Hugo…), voire la philatélie (timbre des JO de Paris, 1924). Une chose est sûre, cependant : Milon a été le plus grand athlète de l’Antiquité. Il n’a pas 14 ans quand il emporte son premier titre à Olympie. Il va ensuite gagner, si l’on compte celle qu’il obtint dans la catégorie enfants (pais), sept olympiades de suite, entre 536 et 512 avant J.-C. A son palmarès dans les concours stéphanites (où le vainqueur emporte une couronne, stephanos, pour tout prix), s’ajoutent six victoires aux jeux Pythiques, dix aux Isthmiques et neuf aux Néméens.
Jean-Manuel Roubineau enseigne à l’université libre de Bruxelles et est maître de conférences en histoire ancienne à l’université de Rennes-II. Avec Milon de Crotone ou l’invention du sport, il livre une étude passionnante de bout en bout. Elle recueille, du point de vue scientifique (établissement et confrontation des sources littéraires, épigraphiques, etc.), tout ce qu’il est possible de savoir sur le champion de la Grande Grèce, sur la société dans laquelle il vivait, ses mœurs, ses valeurs, ses coutumes alimentaires. De plus, l’analyse, à travers la figure de Milon, pointe les éléments culturels, idéologiques techniques et comportementaux qui ont donné naissance à ce qui sera le sport, et fait émerger une «culture sportive», avec ses structures et ses institutions.

Vigueur masculine

C’est en 553 ou 552 que Milon naît à Crotone. Située au sud de l’Italie, sur la côte est de la Calabre, Crotone, où se dresse le temple d’Héra Lacinia, est alors un centre très actif. La renommée est due à sa vitalité démographique, à ses succès militaires et aux exploits de ses athlètes. Maints proverbes - dont l’un dit qu’on ne peut trouver «plus sain que Crotone» (Krotônos hygiesteros) - attestent qu’on reconnaissait à la cité une sorte d’excellence sanitaire, de vigueur masculine, de santé physique et morale, et qu’on l’opposait à la proche Sybaris, où régnaient luxure et dépravation (la langue a conservé «sybarite»).

Milon y passe toute sa jeunesse. Fils de Diotimos, il appartient à l’aristocratie crotoniate. Aujourd’hui on dirait que, doté d’un physique imposant, très vite il «fait du sport». Mais il n’existe guère d’équivalent dans le lexique grec. Issu de l’ancien français «desport-disport-déport», le terme «sport» apparaît sous l’Ancien Régime, avec le sens d’amusement ou divertissement, passe ensuite dans la langue anglaise et revient partout vers 1830 dans l’acception anglicisée, désignant les disciplines pratiquées par le «sportman», échecs, turf, pêche, chasse, tir, whist, escrime, équitation… Mais si ce qui qualifie de sportive une activité tient à «sa nature motrice, son caractère codifié, sa mise en œuvre en compétition et son institutionnalisation», on pourra dire que dans les lieux fréquentés par Milon dès 12-13 ans, à savoir le gymnase et le stade, se déroulent des pratiques «sportives» : le gymnase renvoie à la notion d’entraînement (gymnazein, s’exercer) et de nudité (gymnos), alors que dans le stade se déroulent des compétitions (agônizomai, concourir) et des combats (agôn). C’est dans ces deux cadres - préparation et compétition - que «se déploient l’existence athlétique et les succès sportifs de Milon». Succès inouïs, qui, en une carrière qu’il maintient «au plus haut niveau depuis l’âge de 14 ans jusqu’à celui de 40», font du multiple champion olympique de lutte l’«athlète le plus fort de tous».

Gendre de Pythagore

Bien qu’il soit impossible de reconstruire une «biographie» de Milon, on peut néanmoins dire que sa «carrure» n’est pas seulement sportive, mais intègre des éléments philosophiques, politico-militaires et religieux. Qu’il soit ou non devenu «entraîneur» après s’être retiré du «circuit agonistique», il est sûr que, «auréolé d’une extraordinaire gloire», il a continué à fréquenter les gymnases «pour faire bénéficier les jeunes Crotoniates de son expérience et de son savoir-faire». Ce prestige a été aussi le «meilleur des sésames pour l’accès à des charges publiques» : de fait, le lutteur a non seulement eu un rôle politique et culturel, en influençant notablement les décisions des autorités de la cité, mais également une fonction militaire, puisque, glaive levé et peau de lion sur les épaules (dit-on), il a conduit l’armée de Crotone à la victoire contre celle de Sybaris.

Comme l’indique le philosophe Jamblique, Milon est en outre réputé être «le plus notable des pythagoriciens de Crotone». Pythagore, fuyant la tyrannie de Polycrate à Samos, arrive en effet dans la ville calabraise «durant l’été de la première couronne olympique de Milon dans la catégorie adultes», soit en 532. Mathématicien, philosophe, prédicateur, «chaman», il est comme un demi-dieu : la communauté qu’il fonde attire les fidèles - et, parmi eux, le grand lutteur. Difficile de dire si celui-ci a vraiment, en disciple, diffusé la doctrine de son maître. Il est sûr, en revanche, que leur rapport est devenu familial, puisque Milon épouse la fille de Pythagore, Myia. Avec celle-ci, l’athlète aura deux filles. L’une d’elles, dont on ignore le nom, se mariera avec Démocédès, l’un des plus grands médecins de son temps, sinon «la première figure historiquement tangible» de la médecine grecque occidentale. Ainsi, à lui tout seul, Milon devient le foyer où se réfléchissent les «lumières», politiques, philosophiques, médicales, de ce qui va être l’aurore de la pensée et de la science grecques.

S’ajoute le volet religieux : au héros des jeux est de plus conférée la prêtrise au temple d’Héra Lacinia, une fonction importante qui impliquait nombre d’obligations pratiques et rituelles : «Gestion quotidienne du sanctuaire, accueil des visiteurs ou pèlerins, organisation du culte et des sacrifices, etc.». Milon a donc, probablement, exercé ce sacerdoce une fois sa carrière sportive finie.

Récits fabuleux

L’«Hercule de Crotone» ne connut que de très rares défaites : celle qu’il subit de l’Etolien Titormos, dans ce qui peut être considéré comme le premier «épaulé-jeté» haltérophilique de l’histoire, fut cuisante : Titormos n’était qu’un bouvier, mais il réussit à se saisir d’une immense pierre, la poser sur ses genoux, puis la soulever jusqu’aux épaules et la lancer à près de quinze mètres, quand Milon parvint à peine à la déplacer. D’aucuns interpréteront «sociologiquement» le fait, y voyant - ébauche de la «tradition antisportive» - l’opposition entre la «force factice de l’athlète» et la «force efficace du travailleur».

La critique d’«inutilité» accompagne le sport comme une ombre, dès son «invention» - de la même manière que, d’emblée, s’introduisent dans sa pratique non seulement des rituels magiques pour appeler l’aide des dieux, mais, véritablement, des sortes de «dopages». L’alectorie, ou lapis alectorius - à laquelle on ne saurait donner une identité minéralogique - était par exemple très utilisée. C’était une pierre de la grosseur d’une fève, à l’apparence d’un cristal, qu’on trouvait dans le gésier des gallinacés, spécialement du coq, et que l’athlète gardait dans sa bouche. «Milon de Crotone, pour l’avoir portée dans les combats, passait pour invincible», rapporte Pline l’Ancien.

La lecture très minutieuse des textes permet cependant à Jean-Manuel Roubineau de montrer que ce qui paraît contredire ou critiquer la «raison sportive» (Xénophane par exemple, poète et philosophe contemporain de Milon, fustige «la culture de la force» et proclame «la supériorité du savoir sur les performances athlétiques, le premier étant plus à même d’enrichir la cité, mais aussi de contribuer au respect des lois et à l’ordre social»), s’intègre en réalité dans les dispositifs qui participent à l’émergence d’une nouvelle culture, au sein de laquelle explose la «révolution agonistique du VIe siècle». Les sommes inouïes de récits fabuleux qui se développent autour de Milon, des exploits que sa force herculéenne lui permet, de son appétit pantagruélique, ne sont en fait que les agrandissements mythiques ou les hyperboles des pratiques nouvelles qui fixent la figure sociale de l’athlète et «inventent» le sport. Répétition d’exercices codifiés, apparition de l’entraînement, «régulier et progressif», des règles d’hygiène, de la musculation et des soins, d’une diététique adaptée à l’effort, d’une esthétique du corps nu : voilà qui établit une «rationalisation de la pratique sportive, pensée comme une préparation en vue de la compétition», mais aussi une «culture», aussi bien dans le sens culturiste que culturel, d’où émergent les valeurs de la force, de la virilité, de la vigueur, de la santé. De tout cela, Milon est à la fois l’incarnation historique et le symbole, traversant les siècles.

Mais on sait que le fort peut toujours trouver plus fort que lui - un autre homme, une bête, une tempête ou le feu. Le Crotoniate était aussi fort qu’un chêne, mais… Se promenant dans la campagne, dit la légende, il aperçoit un arbre, dont le tronc était partiellement cassé, à la verticale. Pour compléter l’œuvre, il enfile ses mains puissantes dans l’entaille, arrive à l’écarteler un peu, mais le tronc soudain se referme et emprisonne ses avant-bras. Il n’arrive pas à se dégager, malgré tous les efforts. Un lion affamé passe par là, saute sur lui et le dévore.

En fait, il serait mort chez lui, lors de l’incendie de sa maison, à l’âge de 43 ou 44 ans.

Robert Maggiori 
  Jean-Manuel Roubineau Milon de Crotone ou l’invention du sport PUF, 360 pp., 22 €.

Sourcehttps://next.liberation.fr/livres/2016/05/25/milon-de-crotone-le-fort-ideal_1455145

2 commentaires:

  1. Dans mon propre ouvrage "Le meilleur combattant de tous les temps", j'avais estimé que la première victoire de Milon de Crotone avait été acquise en 540 avant JC (chez les "paides") à l'âge de 15 ans.

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  2. Il y a une inversion dans l'article : Milon a gagné six fois à Olympie ("olympionique") et sept fois à Delphes ("pythionique").

    La septième fois qu'il s'est présenté à Olympie en 512 avant JC (après une impasse en 536), il ne put vaincre son jeune compatriote Timasithéos de Crotone qui obtiendra la victoire par abandon sur épuisement. Milon ne parvenant jamais à le saisir pour imposer sa force.

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